49.

Affalé dans un fauteuil, Gergou sanglotait.

— Quittons Memphis sans délai… Mais où se cacher ? Sésostris nous poursuivra jusqu’au fond du désert !

— Cesse de proférer des stupidités et bois davantage de bière forte. Elle te calmera.

— Je n’ai plus soif !

— Reprends-toi, bon sang !

Gergou consentit à vider sa coupe comme si c’était la dernière.

— Nous n’avons strictement rien à craindre, assura Médès. D’après les rumeurs, le seul sur lequel pèsent les soupçons de Sobek, c’est le Fils royal Iker. L’Annonciateur et la plupart des siens sont à l’abri. Le réseau du Libanais reste en place.

Gergou se sentit un peu moins inquiet.

— Êtes-vous certain que nous ne serons pas arrêtés ?

— Nous n’avons commis aucune erreur, toutes les pistes qui auraient permis de remonter jusqu’à nous sont coupées.

Cette fois, Gergou vida la jarre.

— Sésostris semble invulnérable ! Aucune tentative d’assassinat n’aboutira. Retirons-nous de cette alliance dangereuse, Médès, et jouissons de notre fortune.

— Ce serait une réaction enfantine. D’abord, l’Annonciateur n’admet ni trahison ni défection. Nous signerions ainsi notre arrêt de mort. Ensuite, nous continuerons à nous enrichir grâce au Libanais. Enfin, nous finirons par dominer le pays entier. Crois-tu vraiment à l’enfer, Gergou ?

— Les damnés y brûlent dans des chaudrons, et rien n’atténue leurs souffrances !

— Fables stupides, estima Médès. Moi, je ne crois qu’au mal, au mensonge et à la rapacité. Les nier est idiot, les combattre dérisoire. L’Annonciateur me fascine, car il utilise les forces du mal avec un art suprême. Plus étonnant encore, le nombre d’adeptes qui lui obéissent aveuglément ! Comment autant d’imbéciles peuvent-ils admettre que Dieu ait parlé à un individu pour le charger d’imposer une vérité absolue et définitive ? La bêtise mène la foule, et nous devons en profiter au maximum. C’est l’arme politique la plus formidable. Je me moque de la religion que prône l’Annonciateur, mais je suis persuadé qu’elle réussira à conquérir le monde. En nous associant à lui, nous deviendrons fabuleusement riches et puissants.

Le sang-froid de Médès rassura Gergou, la bière acheva de le détendre.

— La Maison du Roi vit dans la crainte, ajouta son secrétaire. À la suite de l’arrivée inattendue du général Nesmontou, je n’ai eu aucun décret à rédiger. De ses entretiens avec le roi, rien n’a filtré, mais il paraît qu’Iker a été convoqué. Je vais tâcher d’en savoir davantage. De ton côté, interroge discrètement l’entourage de Nesmontou. Tu y trouveras bien un bavard, fier de te révéler les raisons de la visite du général.

Le soleil se couchait sur Abydos. Isis monta lentement l’escalier de pierre qui menait au toit du temple où elle passerait la nuit à étudier le ciel.

Chargée par le roi de repérer toute attitude suspecte de la part des prêtres permanents ou temporaires, la jeune femme avait constaté, non sans soulagement, que chacun remplissait sa fonction avec rigueur. Plus ardue encore, une autre mission sollicitait son énergie : rechercher dans les archives de la Maison de Vie les éléments, même infimes, utiles à la guérison de l’acacia.

Et c’était précisément parce qu’un texte recommandait d’explorer le cosmos qu’Isis comptait interroger les étoiles, les planètes et les décans.

La déesse Isis avait placé les astres à leur juste place, les sept Hathor orientaient le destin. Quant à la lecture de l’heure, l’horoscope, elle demeurait un secret d’État transmis de pharaon en pharaon. Les initiés, cependant, connaissaient le message des trente-six chandelles, les décans, également appelés « les vivants ». Ils naissaient et se régénéraient dans la douât, la matrice stellaire, tout en rythmant l’année rituelle.

À l’aide d’un viseur formé d’une feuille de palmier fendue au milieu et d’une réglette équipée d’un fil à plomb, Isis calculait la position des corps célestes. Elle observa l’Horus-taureau-du-ciel, Saturne, puissance décisive ne laissant aucune place aux faiblesses humaines ; l’Horus-qui-révèle-le-secret, Jupiter ; l’Horus-rouge, Mars, dispensateur de force ; la double étoile, celle du matin et du soir, Vénus, assimilée au phénix, porteur du rayonnement de la pierre primordiale ; Sobeg à l’avant de la barque solaire, Mercure, l’ouvreur de tous les chemins. Ensemble, ces planètes jouaient une musique qu’il fallait apprendre à percevoir pour comprendre comment la partition de l’univers, dont elles étaient les éternelles interprètes, enchantait la terre d’Égypte.

Aucune d’elles ne présentait de signe alarmant. En revanche, Isis se demandait pourquoi l’acacia ne vivait plus en harmonie avec les phases de la lune. À l’issue de la phase montante de son énergie, le quatorzième jour, l’œil céleste était repêché, reconstitué, et brillait dans la barque en tant que soleil de la nuit, lumière au cœur des ténèbres, capable d’amplifier les formes cachées dans l’obscurité.

Certes, la lune accomplissait toujours sa fonction, mais l’arbre de vie n’en bénéficiait plus. Or, selon les textes, une seule puissance pouvait dégrader ce soleil de la nuit et l’empêcher de rayonner : Seth, l’assassin d’Osiris. Seth le transgresseur, le violent, l’ivrogne, l’orageux, celui qui séparait, tranchait, semait la confusion et le désordre.

Isis savait où le trouver : au cœur de la patte antérieure du taureau, dans le ciel du nord[26].

Pointant vers lui son petit sceptre « Magie » en ivoire, la prêtresse l’interrogea, consciente du danger. Importuner Seth l’imprévisible risquait de déclencher sa foudre. Mais elle voulait découvrir pour quelle raison et de quelle manière il nuisait à son frère Osiris en s’acharnant sur l’arbre de vie.

Les circumpolaires, étoiles indestructibles, demeuraient identiques à elles-mêmes. Servantes d’Osiris, elles maintenaient la puissance séthienne au sein de l’harmonie de l’univers. En revanche, les autres corps célestes se mirent à scintiller avec des éclats insolites.

Soudain, Isis eut la vision de la réalité cachée de cette immensité qu’elle avait si souvent contemplée, admirative, sans en discerner la véritable nature. Sur fond de lapis-lazuli brillaient métaux et pierres précieuses, nourris par la clarté émanant de la barque solaire. Le cosmos apparaissait comme un gigantesque laboratoire alchimique où s’effectuait sans cesse la transmutation de la lumière en vie, projetée sur chaque être, à commencer par la terre. Dans le ventre des montagnes renaissaient les métaux et les minéraux venus du ciel. Osiris-Lune, soleil au cœur des ténèbres, les faisait croître. Cette croissance, un génie du mal, manipulateur des forces cosmiques, tentait de l’interrompre.

Isis fut prise de vertige. Lentement, elle redescendit l’escalier en prenant fréquemment appui contre les murs. Il était trop tôt pour tirer les enseignements de cette découverte, mais peut-être lui procurerait-elle des armes nouvelles contre l’adversaire.

Dans la pénombre du temple, une présence.

— Qui est là ?

— Je viens prendre mon service, dit Béga d’une voix rauque. Le Chauve m’a demandé de vous remplacer et de poursuivre les observations. Avez-vous noté des anomalies dans le mouvement des astres ?

— Non, répondit Isis sans mentir.

Ce n’étaient ni le déplacement ni la position des corps célestes qui avaient ouvert sa conscience, mais leur qualité propre. Elle aurait pu en parler au prêtre permanent Béga, mathématicien et géomètre réputé, spécialiste des éphémérides. Mais la jeune femme, bouleversée, préféra garder le silence sur son expérience.

À la lueur des chandelles, Béga s’aperçut que la prêtresse paraissait épuisée.

— Comment vous sentez-vous, Isis ?

— Un peu lasse.

— Désirez-vous que je vous accompagne jusqu’à votre chambre ?

— Ce ne sera pas nécessaire.

— Sans vouloir vous commander, vous devriez prendre du repos.

— Comme à nous tous, les circonstances me l’interdisent.

— Est-ce en ruinant votre santé que vous préserverez celle de l’acacia ?

— Si ma vie pouvait sauver la sienne et celle de notre pays, je n’hésiterais pas un seul instant à la lui offrir.

— Les permanents partagent cette noble pensée, affirma Béga, et aucun ne ménage ses efforts. Le résultat n’est pas si désespérant, puisque l’acacia survit.

— Nous livrons la plus redoutable des guerres et nous ne l’avons pas encore perdue.

En la regardant s’éloigner, Béga fut en proie à des sentiments divers. Comment ne pas être envieux de sa beauté et de son intelligence ? Avec prudence et habileté, il faudrait l’empêcher de grimper dans la hiérarchie et de devenir gênante. Isis était déjà si rayonnante que beaucoup lui promettaient de hautes fonctions. Par chance, dépourvue d’ambition et uniquement préoccupée de recherches spirituelles, elle ne songeait pas au pouvoir.

Ne venait-elle pas d’effectuer une découverte qui l’avait visiblement émue ? L’interroger eût été imprudent, car elle se serait étonnée de trop de curiosité. Avec de l’opiniâtreté, peut-être Béga parviendrait-il à l’amadouer, voire à la transformer en proie pour l’Annonciateur.

Le lever du soleil fut une splendeur.

Isis remarqua l’exceptionnelle brillance du halo rouge précédant la réapparition du disque d’or, de nouveau vainqueur des ténèbres traversées pendant cette nuit que la prêtresse avait terminée dans la bibliothèque de la Maison de Vie. En compulsant le traité d’alchimie d’Imhotep dont elle était loin d’avoir épuisé les richesses, la jeune femme envisageait une première application, à condition que le Chauve fût d’accord.

Quand il vit dans la main d’Isis un miroir en cuivre, il ne manqua pas de signifier son mécontentement.

— Oublierais-tu notre premier devoir ?

— Non, rassurez-vous. Nous allons arroser le pied de l’acacia avec de l’eau et du lait, mais j’aimerais obtenir votre autorisation pour accomplir un nouveau rite.

— Avec cet objet-là ?

— La déesse Hathor ne l’a-t-elle pas sacralisé lors des rites d’initiation féminine ? C’est le plus simple dont je dispose, et sa faculté de rayonnement demeure limitée. Pourtant, j’ai bon espoir.

— D’où te vient cette idée ?

— De la perception de la nature métallique du ciel.

— Ah !… Tu as franchi cette étape-là. Décidément, le roi ne s’est pas trompé.

Bougon, le Chauve se dirigea vers l’acacia, entouré de quatre jeunes arbres. Plantés aux points cardinaux, ils formaient une enceinte protectrice empêchant de nouvelles ondes maléfiques d’atteindre le grand malade.

Après avoir nourri l’arbre de vie, Isis orienta le miroir de manière que la lumière du matin illumine une petite partie du feuillage.

Sous le regard attentif du Chauve, quelques feuilles commencèrent à reverdir. Puis la couleur s’atténua, sans disparaître complètement.

— Explique-toi, Isis.

— L’ennemi a troublé la circulation de l’énergie entre le ciel et la terre. Une seule et même puissance fait croître les métaux et pousser les végétaux dont l’acacia est le souverain, lui qui participe à la fois de l’au-delà et de l’ici-bas. À cause de cette intervention maléfique, il ne joue plus son double rôle d’émetteur et de récepteur. Seule une thérapeutique alchimique le guérira.

— C’est pourquoi l’or des dieux s’avère indispensable, rappela le Chauve.

— Avant que nous en trouvions la quantité nécessaire, utilisons d’autres métaux en provenance des étoiles. Ce simple miroir rituel vient de prouver son efficacité, si minime soit-elle. D’autres, mieux façonnés, aideront la sève à circuler dans ses veines.

— Et si nous disposions des dizaines de miroirs autour de l’acacia ? interrogea le Chauve.

— Nous risquerions de brûler son peu de vitalité et de le tuer nous-mêmes. Notre intervention doit être prudente et ponctuelle.

— Voici néanmoins un nouveau pas dans la bonne direction.

— Mes recherches ne sont pas achevées. Les anciens voyants nous ont légué des clés majeures. Aussi continuerai-je à scruter leurs paroles.